Professeur titulaire d’économie, Tchétché N’Guessan est le directeur honoraire du Centre ivoirien de recherches économiques et sociales (Cires). Dans cette interview, cet ancien administrateur de la Côte d’Ivoire, de la Guinée et de la Guinée Equatoriale à la BAD, s’exprime sur les dernières décisions prises relativement au franc CFA.
Le Patriote : Après les différentes décisions sur le franc CFA le week-end dernier, quelle sera la suite dans le chronogramme de mise en place de l’Eco ?
Pr Tchétché N’Guessan : La suite, ce sont les chefs d’Etat qui vont se réunir et définir la date de la mise en œuvre. Ils ont annoncé la date de juillet 2020. Ils vont se réunir pour voir comment toutes ces annonces vont se décliner en termes réels.
LP : Quand est-ce que les populations verront les premiers billets ECO ?
Pr TN : Il a été annoncé juillet 2020 mais je crois que le plus important, c’est la décision qui a été prise qui est historique. Donc pour la mise en œuvre, ce sont des sujets tellement sensibles qu’il faut laisser le temps aux chefs d’Etat. Ils ont dit 2020. On suppose qu’au plus tard fin 2020 mais ça m’étonnerait que ça se fasse dans un aussi bref délai parce qu’il faut prendre des dispositions. Sinon la date qui est indiquée pour le moment c’est juillet. Mais je ne suis pas dans le secret des dieux. Le plus difficile était de prendre une décision pour dire qu’à compter de maintenant, on sort nos réserves de la banque du Trésor français. Et deuxièmement que les représentants français sortent du comité de politique monétaire du conseil d’administration. Ce sont deux décisions importantes.
LP : Selon la réforme, 50% des réserves d’échange de la Bceao ne seront plus logés au Trésor public français. Où seront-ils placés désormais ?
Pr TN : Il y a plusieurs solutions.On évoque par exemple l’idée de les déposer à la Banque des règlements internationaux. On peut également les déposer dans d’autres banques centrales étrangères.
LP : Quelle est la meilleure solution ?
Pr TN : La Banque des règlements internationaux est neutre. C’est la banque qui appartient à tout le monde alors que les autres banques centrales appartiennent à des pays. Donc je pense que ce sera probablement la banque des règlements internationaux.
LP : Pourquoi avoir choisi la parité fixe entre l’éco et l’euro. Quels sont les avantages?
Pr TN : C’est l’existant qu’on a reconduit. On ne peut pas improviser les choses du jour au lendemain. Les questions monétaires sont très sensibles. Il suffit d’un dysfonctionnement pour qu’il y ait une crise. Les avantages, c’est la stabilité. Deuxième avantage, les pays avec qui ont fait le commerce sont ceux de l’Union européenne donc en cela il n’y a pas trop de problèmes.
LP : Le fait de ne plus déposer 50% des réserves d’échange de la Bceao au Trésor public français aura-t-il un impact sur l’économie des Etats de l’Uemoa et sur les populations ?
Pr TN : Non, il n’y aura pas d’impact. Ce qu’il faut savoir, c’est plus de responsabilités qui sont donnés à nos chefs d’Etat. Parce que jusque-là, les Français acceptaient ces réserves en contrepartie d’une garantie. Or quand on enlève les réserves, il n’y a plus de contrepartie de garantie. Donc, c’est une plus grande responsabilité. Il appartient désormais aux chefs d’Etat de prendre leurs responsabilités. Avant, ils avaient la couverture des Français qu’ils n’ont plus. C’est une décision très sérieuse qui appelle nos chefs d’Etat à plus de responsabilités.
LP : Quelles sont ces responsabilités ?
Pr. TN : Si demain nos économies sont mal gérées, la valeur de notre monnaie va baisser. Ça veut dire que le pouvoir d’achat de nos populations va baisser.
LP : En cas de crise de change ou de baisse de la réserve de la banque centrale, qu’est-ce qui va garantir la convertibilité de l’Eco avec le dollar, l’euro… vu que la France ne garantie plus cette convertibilité ?
Pr. TN : Pour la convertibilité, les Français ont dit qu’ils vont continuer à le faire. Bien que les Africains retirent leurs réserves.
LP : Sur quelle base vont-ils le faire vu que Etats de l’Uemoa ne vont plus déposer au Trésor public français 50% de leur réserve ?
Pr. TN : En réalité, les Français n’ont jamais garanti la convertibilité du franc CFA. La seule année où ils devaient le faire, c’était en 1994 mais ils ne l’ont pas fait. Donc en disant qu’ils vont garantir la monnaie, c’est juste pour la forme. Dans la pratique, jusque-là les pays africains avaient des réserves. Donc ils n’avaient pas besoin des Français parce que si tu as beaucoup de réserves, ça veut dire que tu as les moyens de convertir ta monnaie toi-même. C’est quand tu n’as pas de réserve que les Français vont utiliser leurs ressources pour les convertir. Or comme les pays africains avaient suffisamment de réserves, ils n’ont jamais eu besoin de solliciter la France pour la convertibilité de leur monnaie. En 1994, les pays de l’Afrique de l’Ouest et de l’Afrique centrale ont eu moins de réserve pour le financement de leur économie.C’est là que la France devait intervenir mais elle ne l’a pas fait. Elle a amené ces pays au FMI. C’est pourquoi il y a eu la dévaluation.
LP : Si les Etats africains arrivaient toujours à garantir la convertibilité de leur monnaie en raison de leurs réserves, pourquoi la présence de la France dans le système ?
Pr. TN : C’est comme une assurance. Vous prenez une assurance dans une maison d’assurance, ce n’est pas parce que vous êtes malade. Mais vous le faites au cas où cela arrivait. C’est une assurance que les pays africains ont pris pour dire le jour où ils n’ont pas de réserves, ils peuvent donner des francs français qui sont convertibles pour faire leurs achats internationaux. Mais ce n’est pas arrivé de 1962 jusqu’en 1994. Les pays africains vendaient leurs ressources naturelles et avaient beaucoup d’argent jusqu’en 1994 où c’est arrivé. Ce jour-là les Français ont dit aux pays africains d’aller au FMI.
LP : Comment expliquez-vous cela ?
Pr. TN : On explique cela par le simple fait qu’ils ne pouvaient pas le faire parce que c’est le rôle du Fonds monétaire international. Tous les pays sont membres du Fonds monétaire. Quand un pays n’a pas de réserve, il sollicite le FMI qui lui prête de l’argent. C’est tout cela que les intellectuels ont dénoncé. Je dénonce cela depuis 23 ans. C’est seulement maintenant que c’est passé. C’est-à-dire que les intellectuels font les analyses, les critiques mais on ne les écoute pas ou bien c’est avec un décalage. J’ai publié mon livre en 1996, demandant de mettre en place un comité de politique monétaire. La Bceao l’a fait 10 ans après. J’ai demandé depuis 1996 que les Français se retirent du conseil d’administration et du comité, c’est maintenant qu’ils ont décidé de le faire. Depuis longtemps, on dénonce ces choses-là pour dire que ça n’a pas de sens.
LP : Certains estiment que ces nouvelles réformes sont une rupture de façade avec l’ancien système. Est-ce votre avis et qu’est-ce qui change fondamentalement ?
Pr. TN : Pour le moment, on ne peut pas dire que c’est une rupture de façade puisqu’on attend la mise en œuvre mais je suis d’accord pour dire que ce qui fait une monnaie, ce ne sont pas les déclarations. C’est l’économie réelle. Si vous êtes pauvre, votre monnaie ne vaudra rien. Deuxièmement, même si vous retirez tous les Français de vos conseils, et que vous les appelez pour votre sécurité, ce sera la même chose. C’est un appel à plus de responsabilité de la part des chefs d’Etat africains. Déjà, il faut que dans nos pays, on soit soudé. Un pays divisé est nécessairement faible. Et un pays qui est nécessairement faible a besoin de l’extérieur pour l’aider. C’est une responsabilité qui va au-delà des questions monétaires. Les pays africains doivent savoir qu’avoir sa monnaie ne veut pas dire qu’ils ont une souveraineté monétaire. Tu peux avoir ton drapeau sans être indépendant… Le Zimbabwe avait sa monnaie qui a disparu complètement parce qu’elle a été très mal gérée. Le Mali était dans la zone franc. Elle est sortie pour en revenir. Donc ce qui va faire la différence, ce ne sont pas ces annonces mais la responsabilité. Faire les choses sérieusement, nommer les gens qu’il faut à la place qu’il faut. Nous sommes véritablement en guerre économique, il faut donc changer nos habitudes. Rassemblons-nous parce que c’est une guerre économique mondiale que nous sommes en train de livrer. Ce n’est pas de la blague. C’est cette compétitivité que nous recherchons à travers toutes ces réformes. On ne peut pas dire aux Français qu’on veut avoir notre propre monnaie et être divisés entre nous. Ça ne va rien donner.
Réalisée par Yves Kalou