Journaliste et écrivain, Alex Kipré vient de co-signer avec Tiburce Koffi un ouvrage volumineux de 1553 pages intitulé « Alpha Blondy et la galaxie du reggae ivoirien ». Dans cet entretien, il explique les motivations de ce livre et jette un regard analytique sur l’évolution du reggae en Côte d’Ivoire.
Le Patriote : Comment a germé l’idée de ce livre assez particulier ?
Alex Kipré : L’idée date de 1996 et ce sont Yacouba Kébé et Sy Savané de Fraternité-Matin qui nourrissent le désir de faire un tout petit Agenda de musique. Ils confient la mission aux pigistes du journal de l’époque et la coordination à Tiburce Koffi. En bon passionné, ce dernier dépasse l’objectif et finit par vouloir d’un livre, d’un grand livre de la musique. Luc Hervé N’Ko et Gustave Guiraud travaillent avec lui. Tiburce m’en parle, mais j’ai la tête plein de football, débordante d’idée d’offrir à la nation ivoirienne sa première race d’hommes épanouis sur la simple base du travail uniquement. Je donne la priorité à l’encadrement et à la formation des jeunes Académiciens qui seront révélés par l’identité de Kolo Touré, Zokora Maestro, Lato Crespino, Aruna Dindané. Ce n’est que bien plus tard dans les années 2007 avec la dislocation du centre de formation suite aux brouilles entre Roger Ouegnin et Jean-Marc Guillou à quoi il faut ajouter la disparition de Gustave Guiraud que je vais éprouver la nécessité, l’indispensabilité de prendre part au projet.
LP : Justement, quels objectifs précis poursuivez-vous en décidant d’écrire cette œuvre ?
AK : Je l’ai déjà dit à des confrères, ce livre est un procès intenté avec succès contre l’oubli et l’amnésie qui rongent du dedans nos peuples africains. Il s’agit de faire œuvre de mémoire adressée à tous, au public, aux fans qui comprendront mieux les trajectoires de leurs stars, aux stars à venir qui réaliseront que la musique ne commence pas par et avec elles, aux mélomanes, aux professeurs de musique, aux cinéastes qui ont clé en main des scénarii, base de travail pour des fictions ou des documentaires, aux historiens. Ce serait dommage que Arafat Dj, Lougah François, Nayanka Bell, Alpha Blondy, Ismaël Isaac soient relégués aux oubliettes tout de même.
LP : Pourquoi spécifiquement le reggae qui n’est pas une musique typiquement ivoirienne et surtout qui jouit déjà une renommée planétaire ?
AK : Pourquoi le reggae ? Ça c’est un accident de publication. Le livre dans sa forme définitive fait 1585 pages. Ne parvenant pas à le publier pour des contraintes financières et des incommodités de lecture, on a préféré le segmenter avec l’accord de l’éditeur, Eburnie Editions qui a, à sa tête, une femme magnifique. Cela dit, je suis désolé de ne pas partager l’idée selon laquelle, le reggae n’est pas une musique typiquement africaine. C’est une musique africaine. Selon moi. Hailé Sélassié, le descendant du Roi Salomon et de la Reine de Saba dont les Rastas se réclament est Ethiopien, Africain donc. Le reggae vient d’Afrique. Au-delà de l’histoire, quand on tente une lecture prospective, ce n’est pas au moment où les Asiatiques se sont appropriés l’Attiéké, les Nigériens aussi le garba que nous allons être naïfs et continuer à penser avec jobardise que le reggae est une musique jamaïcaine. Non ! Non ! Partout on parle de globalisation, de mondialisation, c’est au nom de cette mondialisation que Jean-Luc Ponty Premier prix de violon classique, en 1960, au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, et prix Django-Reinhardt en 1967, s’arroge le droit de composer et publier un titre zouglou sans qu’il soit soupçonné de quoique ce soit. Prenez le temps d’écouter des titres comme « Mam’mai » et vous réaliserez que les frontières sont devenues poreuses entre les musiques.
Je suis formel, le reggae ivoirien existe bel et bien. Depuis qu’Alpha Blondy a chanté en malinké et que bon nombre d’Ivoiriens ont adopté cette musique. Il existe ce reggae qui me paraît plus riche que le reggae jamaïcain et le reggae londonien. Le reggae ivoirien est majeur. Ce n’est pas un hasard que le pays et Abidjan surtout soit classé deux ou troisième destination reggae, juste derrière Kingston en Jamaïque et Londres en Angleterre. Nous avons connu de grands festivals comme Reggae Sunflash, un autre à Jacqueville et récemment Abi-reggae qui était de qualité. Ces festivals ne sont pas morts mais en sommeil. Ils pourront renaître. En faisant jouer, U-Roy, I Jahman, Lucky Dube, Morgan Heritage, pour ne citer que ceux-là, sous le regard des artistes ivoiriens et des mélomanes, l’on a fini par se construire des artistes de talent et des mélomanes avertis. Quand j’y ajoute des établissements ludiques comme le Parker Place ou le Kingston etc., le village rasta dont la localisation est moins géographique que spirituelle, le reggae ivoirien ne peut qu’être fort par son écosystème. Il est fort aussi de ses prestataires de services. Qui en Afrique équivaut à Alpha et Tiken Jah ? Personne. Qui équivaut dans le monde à Alpha et Tiken ? Très peu je dirai pour ne pas dire personne. Bien sûr, on peut par paresse et par raccourci me taxer de chauvinisme, je n’en serai point surpris. Mais, ce n’est pas du chauvinisme, ni du nationalisme, c’est une réalité. Quel reggaeman a la limpidité vocale, le pouvoir mélodique d’Ismaël Isaac ? Une autre force du reggae ivoirien, c’est qu’il est plus riche que le reggae de Londres ou de Jamaïque grâce à plusieurs facteurs. Mais j’en citerai deux. Les motifs sonores et la charpente de cette musique d’Eburnie sont investis et enrichis des musiques traditionnelles comme le Goumbé avec Alpha et Tiken. Comme la musique baoulé avec Kajeem et Ras Goody Brown.
Le deuxième facteur est la langue chantée. A Londres, à Kingston on chante toujours en anglais british ou jamaïcain. Mais en Côte d’Ivoire nous avons près de 60 ethnies. Le reggae de Mahély Ba est coloré par le mode des 18 montagnes, celui d’Ismaël propose le mandingo style, quand Tangara offre un créole fait de nouchi, baoulé et malinké sur fond de soul, jazz avec des solos de percussion et non des tam-tams accompagnateurs comme d’habitude. Ces langues ivoiriennes, qui sont des langues à ton posées sur un même accord, redistribuent les cartes auditives selon le chanteur. Et cet aspect est très loin d’être un détail. Je vous invite à écouter « l’Africain » de Tiken Jah et vous verrez que le reggae est une musique ivoirienne et africaine. Ecoutez l’intro de : « Où allez où ? » par exemple.
LP : L’ouvrage est, selon nos informations, le fruit de vingt années de recherche sur le reggae ivoirien. Justement, quelles ont été les étapes marquantes de la rédaction de ce livre ? Des anecdotes à nous raconter ? Des difficultés qui vous ont contrarié ?
AK : Vos sources d’info sont bonnes. Comme je l’ai expliqué en début d’échanges, les autres rédacteurs ont entamé le travail, il y a 25 ans. J’ai intégré moi le groupe, il y a 17 ou 16 ans. On a été bloqué par le manque de moyens, la recherche de financements pour collecter les infos par exemple. J’ai dû personnellement effectuer des voyages en Europe pour rencontrer des artistes comme Kassabi Déhé, l’auteur de Lôdë qui est un titre reggae antérieur à l’avènement d’Alpha Blondy sur la scène musicale. Ce déplacement apporte un éclairage dans la chronologie de l’implantation du reggae ici mais reste coûteux. Tiburce et chacun de nous doivent gratter un peu partout là où dans d’autres pays, des subventions intégrant des résidences d’écriture sont octroyées.
On a été retardé aussi par les fantaisies pour ne pas dire les caprices de certains artistes qui se livrent difficilement. C’est le cas de Constance dont je respecte le choix mais elle n’a pas donné d’explications. Paix à son âme, j’ai eu du mal à étoffer le papier sur NST Cophie’s aujourd’hui décédé parce que l’artiste, que ce soit à Paris ou à Abidjan, estimait qu’il fallait attendre. Attendre quoi ? Je ne sais pas. C’était une façon de se valoriser avec cette rétention d’informations. Il m’a fait languir. Mais ce n’est pas grave parce qu’à la réalité nous fonctionnons de façon collégiale. Tiburce avait déjà fait l’essentiel du travail. Quand je repasse moi rencontrer l’artiste des mois ou années plus tard, c’est pour deux raisons : la première, réinitialiser, ou réactualiser son propos et la deuxième recouper les infos pour voir si ce qu’il dit de lui ne varie pas. Ce travail de recoupe est très important. Il permet de saisir le vrai, le juste. Car la mémoire des artistes est très romancière, elle a souvent tendance à assaisonner les faits. Sous la pression d’un besoin de paraître, l’artiste, amoureux de lui-même et sempiternel séducteur, se raconte presque toujours, sous un jour très favorable. Ainsi donc à titre d’exemple, un concert qui a rassemblé 5000 personnes, si vous repassez un an après, ce concert se sera joué devant 10 000 personnes. Mais, ce ne sont pas des mensonges méchants et ça peut même être de l’oubli simplement. Nous, les rédacteurs, nous rions des fois de ce type de prétentions, qui sont peut-être les nôtres aussi, je m’en doute bien. Toujours est-il que nous quêtons ces détails pour être le plus proche de la vérité historique.
Et lorsque nous avions fini, il a fallu trouver un éditeur. Ça a été long et fastidieux à cause notamment de l’épaisseur du document et de son coût de revient. Nous sommes dans le registre de beaux-livres. Et un beau-livre n’obéit pas à un souci de rentabilité. Il peut ne pas se faire qu’en réduisant les coûts, qu’en acceptant de ne pas se faire de grosses marges. Un beau-livre est un sacrifice et notre éditrice, Mme Marie–Agathe Amoikon a su en faire. C’est tout en son honneur. Je profite de vos colonnes pour l’en remercier
LP : L’œuvre met en lumière les artistes qui ont contribué à l’émergence du reggae made in Côte d’Ivoire. Quelles sont les moments marquants de l’odyssée du reggae en Côte d’Ivoire et quels en sont les acteurs clés ?
AK : Il y a d’abord la période embryonnaire où des artistes, influencés par le déferlement du reggae en Afrique et en Côte d’Ivoire vers les années 1975, ont chanté par-ci et par-là de manières éparses, un titre reggae sur leur album. Wedji Ped en a composé avec « Gneze Pladou », en 1977 ; Kassabi Déhé, en 1978 avec « Lodê », un hommage à sa mère empoisonnée ; Amédée Pierre, Obin Manféi en ont fait. Le premier à avoir fait un album reggae c’est Ben Kof, puis Abou Smith. L’album d’Abou Smith est là, disponible. En pleine promotion, arrive Alpha Blondy en 1983. Aidé par le statut de ses producteurs Georges Taï Benson et Roger Fulgence Kassi, deux puissants hommes de média, il jouit d’une visibilité sans partage. Alpha est partout et à n’importe quelle heure. C’est le deuxième moment marquant. Le troisième moment important c’est quand de nombreux chanteurs malinkés lui emboitent le pas, c’est l’ère des émules : Ahmed Farras, Ismaël Isaac, Larry Cheick dont le timbre est semblable à celui d’Alpha. Le quatrième temps est celui de la démarcation avec des artistes inspirés par Alpha mais qui proposent une esthétique autre, une rupture dans la démarche. Je pense à Tangara qui fait l’option du râle, du cri comme mélodie nouvelle. Je pense aussi à Beta Simon qui chante dans une nouvelle langue bété : « le baissadé ». Ou Zoanet Comes qui introduit les instruments africains, option que poursuivra Tiken Jah. On a également l’époque de jeunes scolarisés, instruits qui chantent – et c’est anecdotique de le souligner- en baoulé, après le succès du malinké. Je voudrais citer Kajeem (Guillaume Konan à l’état civil), Spyrow, Ras Goody Brown.
LP : Vous faites un focus sur Abou Smith, l’un des pionniers, qui reste méconnu du grand public excepté les férus de reggae. Quel a été son apport réel au reggae ivoirien ?
AK : Il a prouvé et démontré que c’était possible. En posant les jalons. Mais ayant été beaucoup interprète, il avait une forte influence blues, soul, style musical qui l’ont éloigné, à certains moments, du reggae.
LP : Si le reggae est bien prisé en Côte d’Ivoire, il n’empêche qu’il n’est représenté « que » par deux ambassadeurs sur le plan international à savoir Alpha Blondy et Tiken Jah. Comment expliquez-vous cela, surtout que ce ne sont pas les talents qui manquent avec notamment Ismaël Isaac, Fadal Dey, Spyrow, Kajeem… ?
AK : Pour moi qui ai été, non pas observateur mais formateur à l’Académie de foot, ce sont des choses que je m’explique aisément. C’est la loi des trajectoires sociales qu’on retrouve d’ailleurs outre dans les familles artistiques, footballistiques, dans les familles biologiques. Tenez par exemple, je suis persuadé que le plus brillant, le plus porteur d’espoir de votre famille n’est pas forcément celui qui a réussi le mieux, au point d’être le plus représentatif de votre famille. A l’Académie, des jeunes comme Joss Péhé, Junior ou Zézéto et Aruna Dindané étaient les plus brillants. Mais à l’arrivée, ce sont Romaric N’Dri, Kolo Touré …qui ont fait des carrières enviables. Attention, je ne dis que ces deux cités n’étaient pas bons. Ils l’étaient. La carrière qu’on construit en définitive n’est pas fonction du talent. Le talent compte certes. Mais, il n’est nullement suffisant. D’autres paramètres viennent s’ajouter. Je veux citer la chance, la réussite, les rencontres, le caractère, le lien avec le public, les fans pour/par lesquels on existe en partie. Je vous invite à remarquer avec moi qu’à mesure que le monde évolue, l’hypocrisie, l’opportunisme se muent de défaut en qualité. Celui qui ne dit pas vraiment, ni intempestivement ce qu’il pense, se fait accepter et a tendance à réussir.
Pour revenir à nos athlètes de la chanson, je prends sur moi de dire que de tous, Ismaël Isaac a le plus gros pouvoir mélodique, est le compositeur le plus abouti. Mais ça ne suffit pas. Quelqu’un comme Alpha Blondy présente en plus de ces/ses qualités, l’avantage d’être plurilingue. Il est cultivé, et lire beaucoup de livres difficiles lui a conféré un vrai bagage, une vraie assise intellectuelle qui le décomplexe. Il est d’autant plus décomplexé qu’il a réglé la question de la race. Très tôt, il a eu des relations avec des Américaines, Européennes, Asiatiques par exemple. Ismaël, lui, est déscolarisé, handicapé etc. Je vous assure que ce ne sont pas des détails.
Vous me parlerez de Kajeem. Il est accepté à l’international. Il est intelligent et je me dis que cette intelligence gangrène la spontanéité de sa création. Il lui manque un peu de folie, de maladresse. Car en vérité le public aime les cabossés sociaux, les forces précaires. Kajeem est lucide, intelligent et parait invincible, il parait au-dessus de ce public. Le public lui se retrouve en Alpha et les sorties de route, les disputes familiales, les ratés à portée de gestes qui le rapprochent de ses fans. Je suis presqu’en train de vous dire que les fragilités attirent les foules. Je le constate à l’issue de ce projet.
LP : Quel regard portez-vous sur la jeune génération, pensez-vous qu’elle va assurer la relève ?
AK : Elle le fait déjà avec Malyky, Ras Kalif et tout ce vivier du Parker Place. Elle est bonne sauf qu’à l’époque de Blondy, le reggae (porté par plusieurs pointures) était concurrencé par des personnes isolées qui tentaient via des courants musicaux d’exister. Elles ne faisaient pas le poids. Polihet, lékiné, goly etc. Aujourd’hui le reggae est concurrencé par des courants comme le zouglou (Pat Sako, Magic System, Garagistes,..), comme le coupé décalé (Dj Lewis, Debordo, Safarel..) qui sont défendus par des bataillons. Donc le reggae est moins visible qu’avant, mais il existe. La jeune génération est encadrée par des hommes comme Naftaly, Julian… Et tant qu’on aura des chefs d’Etat capable de poser des actes mal inspirés, les reggaemen existeront parce qu’ils s’accommodent assez mal des travers des politiques qui ne savent pas respecter le peuple à qui ils sont censés tout devoir.
LP : Ce livre est le 1er tome d’une série que vous avez annoncée. Quelles seront les articulations des prochains ? Et combien de tomes y aura-t-il au total ?
Une cinquaine : les Amazones (les figures féminines de la musique) ; les pionniers ; les saisonniers ; les quêtes identitaires (Jimmy Hyacinthe et le goly, Ernesto Djédjé et le ziglibity, Gnaoré Jimmy et le polihet, Meiway et le zoblazo) ; les musiques urbaines (zouglou, coupé décalé, rap ivoire)
LP : Pour finir, que voulez-vous que les lecteurs retiennent de votre ouvrage ?
AK : Qu’ils le lisent ou qu’ils l’achètent. Ceux qui ont les ressources pour acheter des livres n’ont pas le temps ou le réflexe de les lire. Et ceux qui ont envie de les lire, n’ont pas les moyens de les acheter. Qu’ils fournissent l’effort de le lire, ils ne regretteront pas. On a mis beaucoup de nous. On a été sincère.
Réalisée par Y. Sangaré
« Ismaël Isaac a le plus gros pouvoir mélodique, est le compositeur le plus abouti » (Ph Dr)
Intertitre : « Ce livre est un procès intenté avec succès contre l’oubli et l’amnésie qui rongent du dedans nos peuples africains »