L’année 2021, qui s’achève dans moins de 24 heures, restera sans aucun doute gravée dans la mémoire collective des Ivoiriens, comme l’une des plus marquantes de ces dernières années. En termes d’intensité émotionnelle, de choc affectif, de souffrance morale, d’abattement profond, elle aura houspillé bien des consciences en Côte d’Ivoire. Elle aura fait s’entrechoquer moult sentiments, allant de la surprise à la tristesse, de la colère au dégoût, causant au final des meurtrissures psychiques insoupçonnées. A l’origine de ce spleen collectif, un événement d’une rare brutalité, aussi affligeant que bouleversant : la disparition, le 10 mars 2021, d’Hamed Bakayoko. L’annonce du décès à Fribourg, en Allemagne, des suites d’un cancer, du Premier ministre, ministre de la Défense qu’était alors celui qu’on appelait affectueusement le Golden Boy, aura en effet plongé dans la stupeur tout un peuple, incrédule, tétanisé, qui n’en croyait pas ses oreilles, alors que venait de poindre, à peine trois petits mois en arrière, une nouvelle année pleine d’espoir, après les terribles coups du sort de 2020, qui ont vu notamment le rappel à Dieu d’un autre des plus illustres fils du pays : Amadou Gon Coulibaly. L’onde de choc suivi de l’immense chagrin qui pétrifièrent ses compatriotes, et au-delà, une bonne partie du continent africain et sa diaspora outre-Atlantique, était à la mesure de l’envergure d’Hamed Bakayoko, un homme, qui du haut de ses 56 ans était parvenu, à force de travail, d’audace, mais surtout de ce sens du devoir doublé d’une fidélité et d’une loyauté notoirement reconnues par tous, à se hisser au zénith de l’échelle sociale, engrangeant ainsi un capital affectif considérable auprès de ses compatriotes, qui lui vouaient une admiration parfois sans borne. Le témoignage de l’hystérie collective, des scènes de détresse et du grand supplice national et international que causèrent sa disparition et les moments d’émotion intense vécus par les uns et les autres lors de l’ultime séparation d’avec l’icône ivoirienne, sont encore vivaces dans les cœurs. Un commerce facile avec toutes les chapelles politiques De même est tout aussi ancrée dans les esprits de ses compatriotes cette empathie légendaire qui en faisait un homme politique, certes viscéralement attaché à son parti d’origine, mais sans cloison véritable vis-à-vis des autres. Respecté et apprécié pratiquement de toute la classe politique ivoirienne, Hamed Bakayoko était d’un commerce facile avec toutes les chapelles partisanes, dont les tenants, parfois les plus irréductibles, retenaient de l’homme sa pondération, sa capacité d’écoute, sa disponibilité et son engagement à faire avancer les dossiers les plus chauds. Du reste, cette qualité d’homme d’ouverture et de dialogue a constitué chez bon nombre d’observateurs de la scène politique ivoirienne, un réel motif d’espoir d’une Côte d’Ivoire apaisée, lorsque le 30 juillet 2020, l’unique ministre d’Etat du gouvernement fut nommé Premier ministre, en remplacement d’Amadou Gon Coulibaly, tombé à la tâche le 8 du même mois alors qu’il revenait moins d’une semaine auparavant d’un séjour médical de deux mois en France. « L’héritage » en est d’autant plus lourd que le contexte de cette nouvelle responsabilité coïncide avec l’un des évènements les plus sensibles en Côte d’Ivoire : l’élection présidentielle. Entre les activités régaliennes que lui confèrent ses nouvelles charges et cette échéance volatile, Hambak sait qu’il doit en faire son affaire. «Ma priorité est d’organiser des élections apaisées et sécurisées. J’invite les candidats à faire campagne en respectant les règles du jeu. Il faut que chacun garantisse la sécurité et la liberté de mouvement de tous les candidats », appelle-t-il les protagonistes. Las ! Une opposition radicalisée, qui s’était vautrée dans le confort factice d’un agenda sulfureux alimenté par un opposant en fuite à l’extérieur, n’a rien voulu entendre. Chauffés à blanc par un Henri Konan Bédié plus que jamais rêveur, des jeunes militants, essentiellement issus de quelques supposés bastions de l’opposition, répondant au mot d’ordre de « boycott actif », entreprennent de tout casser pour empêcher le déroulement du scrutin. Le bilan est lourd : 87 morts ! Pour presque rien, pourrait-on dire, puisque, globalement, le rendez-vous électoral a été un succès. Et la victoire du candidat Ouattara n’a été que plus belle et retentissante. Législatives inclusives du 6 mars 2021, une grande victoire pour Hambak Là encore, il fallait un homme pour éteindre le feu des ressentiments vindicatifs qui couvaient chez les perdants et qui menaçaient le scrutin suivant, les législatives du 6 mars 2021. Chargé de reprendre les discussions avec les partis politiques pour mettre en œuvre les recommandations de la CEDEAO relatives à la CEI, et permettre la tenue des élections législatives dans le courant du premier trimestre de 2021, Hamed Bakayoko réussit à nouveau, au terme d’un dialogue politique tenu du 21 au 29 décembre 2020 et conduit avec une rare maestria, à ramener l’opposition à la table des négociations pour organiser des élections apaisées, avec la participation de toutes les forces politiques. La suite est connue et constitue sans doute l’une des plus grandes victoires politiques de l’enfant d’Adjamé : le 6 mars 2021 s’est effectivement tenu un scrutin législatif qui a vu la participation de l’ensemble des formations politiques significatives du pays. Sans heurts et dans une transparence totale reconnue par tous. Une première depuis au moins 20 ans ! Une prouesse personnelle du « fils » d’Alassane et Dominique Ouattara d’autant que les recommandations issues de ce dialogue historique ont abouti à des résultats probants. Le PDCI a pu réintégrer la CEI ; le mot d’ordre de désobéissance civile lancé par l’opposition a été levé ; Laurent Gbagbo, qui est revenu quelque mois plus tard, soit le 17 juin 2021, de son exil carcéral des Pays-Bas, a pu rencontrer son ancien rival Alassane Ouattara, le 27 juillet 2021, dans une ambiance plutôt conviviale. Auparavant, soit le 11 novembre 2020 – même si c’était avant l’ouverture officielle du dialogue piloté par Hambak, mais probablement par son entregent – c’était le président Bédié qui avait un tête-à-tête avec son ancien allié du RHDP. Au moment où s’ouvre à nouveau le dialogue politique sous la férule de son successeur Patrick Achi, toute cette embellie sociopolitique, même postmortem, est incontestablement à mettre à l’actif d’Hamed Bakayoko. Il aura préparé d’une certaine façon les esprits à plus de tolérance, lui qui rencontrait régulièrement à travers le pays les leaders religieux de toutes les communautés et ethnies, les dirigeants politiques, les jeunes et les acteurs de la vie associative, pour les exhorter à s’écouter et se respecter, à ne pas recourir à la violence. Son ombre a plané sur 2021 Hamed Bakayoko est certes mort, trois mois après être entré dans la présente année qui s’évanouit pour laisser la place à l’an 2022, mais son ombre aura plané sur la Côte d’Ivoire au cours de ces 365 derniers jours. A son sujet, Blé Goudé disait : « Nous étions, certes, adversaires politiques, mais je retiens de lui un homme qui aura été loyal à son mentor jusqu’au bout, un repère et un soutien pour de nombreux jeunes Ivoiriens ». Guillaume Soro ne dit pas autre chose en évoquant « un homme généreux, ouvert et proche de ses concitoyens ». Quant à Pascal Affi N’guessan, il regrette la perte d’« un précieux intermédiaire entre le régime et les autres couches sociopolitiques ». Le monde de la Culture, à travers A’Salfo, reconnait avoir perdu « un grand amoureux de la musique ». Au-delà de nos frontières, bon nombre de chef d’Etat et de gouvernement n’ont guère tari d’éloges pour l’ancien magnat de la presse. De Christian Kaboré à Faure Gnassingbé en passant par Macky Sall et autres Ali Bongo tous reconnaissent que la Côte d’Ivoire aura perdu un trésor inestimable qui aurait pu atteindre le sommet, si le destin n’avait pas été capricieux à son égard. Alors l’homme de l’année 2021 ? Certainement s’exclameraient en chœur l’ensemble des Ivoiriens. Et ils auraient raison.
KORE EMMANUEL