Pour ne se produire jusque-là que sporadiquement, particulièrement en saison des pluies, le phénomène n’en créait pas moins une onde de choc au sein des populations. A Abidjan, qui en est le centre névralgique, les effondrements d’immeubles – puisque c’est le phénomène en question – sont toujours l’occasion de véritables drames dans les familles qui logent dans ces bâtiments et qui enregistrent souvent des pertes en vies humaines.
Mais il s’est trouvé un temps où la cadence de ces accidents tragiques a eu tendance à s’accélérer, et, notamment à Abidjan, il ne se passait pratiquement plus de semaine sans qu’il ne fût signalé un effondrement d’immeuble dans un quartier de la capitale économique, avec son lot de détresse, de pleurs et de souffrance. Une situation de nature à troubler le sommeil de nombreux Abidjanais et, en particulier, ceux qui sont logés dans les innombrables immeubles qui poussent comme des champignons sur les bords de la lagune Ebrié. Le boom immobilier abidjanais constitue-t-il de ce fait un piège mortel pour les habitants de ces appartements ? Pourquoi ce brusque regain d’écroulements de ces bâtiments, dont la prolifération est pourtant une réponse appropriée au besoin crucial de logements à Abidjan ? Nous avons enquêté.
Des populations prises au piège dans leur sommeil. C’est l’image qu’ont renvoyée aux Abidjanais les deux cas d’effondrements d’immeubles survenus ces derniers temps à Abidjan. En moins de deux semaines, la capitale économique a été secouée par ces accidents meurtriers, qui ont suscité l’émoi parmi les populations, eu égard à leur lourd bilan. La fréquence et surtout la facilité avec laquelle les immeubles s’effondrent inquiète d’autant plus que le phénomène n’est plus désormais lié à la couleur du temps. Autrement dit, en pleine saison sèche, des bâtiments entiers s’affaissent les uns après les autres comme des châteaux de cartes. Ce qui a pour conséquence de réorienter le débat relatif à ce phénomène vers une autre problématique : la construction même des immeubles. Respecte-t-elle les normes requises en la matière ? Est-elle conforme aux règles environnementales, d’urbanisme, d’architecture, d’assainissement, etc. ? Ceux qui sont chargés de construire, les supposés maitres d’ouvrage et maitres d’œuvre, sont-ils d’authentiques techniciens qualifiés pour le faire ?
Le premier cas d’effondrement d’immeuble, qui aurait dû sonner l’alerte, est survenu le 12 mars 2021 à Anono, dans la périphérie de Cocody. Ce jour-là, une bâtisse de 4 étages en construction a cédé, surprenant dans leur sommeil leurs occupants. Le bilan a été pour le moins lourd : 10 morts et 12 blessés.
Il a fallu un an, presque jour pour jour après ce drame, pour qu’on enregistre un nouveau cas d’effondrement d’immeuble. Soit le samedi 26 février 2022. A cette date-là, à Treichville, un immeuble de 7 étages, lui aussi en construction, a périclité tel un mastodonte sans vie. Et comme par effet domino, suivront d’autres affaissements d’édifices plus ou moins meurtriers. Ainsi, à Angré, toujours à Cocody, un autre cas se signalera le 7 mars 2022, c’est-à-dire à peine dix jours après le dernier accident. 63 victimes dont 13 morts ont été annoncées officiellement. Dénominateur commun de tous ces effondrements d’immeubles, c’est qu’ils se déroulent de nuit, et prennent de ce fait presque toujours les victimes par surprise. Ce qui ne laisse que peu de chance à de malheureuses victimes, prises ainsi au piège, de s’échapper avant que ne survienne l’irréparable.
Alors la question reste bien celle-ci : qu’est-ce qui fait donc s’écrouler de façon aussi déconcertante les « étages » en Côte d’Ivoire et particulièrement dans la capitale économique ?
Selon le ministère de la Construction et des professionnels du secteur, que nous avons approchés, la principale raison est le non-respect des normes d’urbanisme. Principalement, le défaut de permis de construire. En effet, selon le ministre de la Construction, du Logement et de l’Urbanisme, 80% des constructions qui sont réalisées dans le périmètre d’Abidjan le sont sans que le constructeur ne prenne guère la peine de se doter du précieux sésame. Un document qui ne fait pourtant office que d’acte administratif autorisant son détenteur à exécuter ses travaux. Sans plus. De là à outrepasser royalement les dispositions réglementaires inhérentes à l’acquisition du permis de construire, dont notamment le recours aux professionnels du secteur, il n’y a qu’un pas vite franchi par les maitres d’ouvrage. C’est en tout cas ce que nous a révélé le directeur général de la Construction, Messou Oi Messou.
Encore faut-il que ces maitres d’ouvrage – visiblement autoproclamés – aient une connaissance de cette règlementation. Là-dessus, rien n’est moins sûr, si on en croit Salifou C. «Moi, je sais seulement que pour construire, il faut un permis. Personne ne m’a dit que je devais m’attacher les services d’un architecte ou qui que ce soit», soutient-il.
Au regard du nombre élevé de constructions qui n’obéissent pas à l’exigence d’un permis de construire, la question légitime que l’on se pose est pourquoi de nombreux maitres d’ouvrage ne font pas la démarche pour se procurer ce document, qui est un préalable à toute construction en milieu urbain.
Diallo A., entrepreneur dans le foncier, nous livre une première réponse qui découle, selon lui, des difficultés liées à la délivrance même du document. «Si vous faites la demande du permis de construire, si vous êtes chanceux, c’est au bout d’un an que vous l’obtiendrez. Sinon, vous pouvez attendre jusqu’à 2 ou 3 ans», déplore-t-il.
Pourtant, selon l’arrêté interministériel n° 605/MCLU/ MEF/MPMBPE du 05 juin 2020, dont nous nous sommes procurés une copie, la délivrance du permis de construire est fixé entre 55 et de 100 jours au maximum, en fonction de la classe du projet de construction. Ce délai constitue donc pour beaucoup un frein à l’obtention du permis de construire.
Mais pour Joël T., entrepreneur en bâtiment, la raison est toute autre. Elle tient, selon lui, d’une volonté de louvoiement de certains maitres d’ouvrage face à la mesure. Il explique que pour ne pas avoir à débourser de l’argent au titre de frais de permis, ils font mine d’en ignorer l’existence. «Pour payer moins ou pas du tout, ils évitent de faire la démarche, préférant mettre les autorités devant le fait accompli. Ce qui a l’avantage, à leurs yeux, de leur donner la latitude de procéder à des négociations avec les contrôleurs», explique-t-il. Dans une interview accordée le lundi 14 mars 2022 au quotidien Fraternité Matin, Joseph Amon, président de l’Ordre des architectes de Côte d’Ivoire, impute le fait qu’on ne les sollicite pas trop à la méconnaissance même du métier. A l’en croire, le secteur du bâtiment est aujourd’hui confronté à un désordre. « De plus en plus, nous assistons à une prolifération de pseudo-experts ou constructeurs qui font de la mauvaise concurrence aux vrais professionnels. La conséquence est que les professionnels n’interviennent que rarement dans la construction», se désole notre interlocuteur. Les besoins en logements sont estimés à ce jour, par le ministère de la Construction, à 600 000/an. Ce déficit s’accroit d’année en année. Pour Siriki Sangaré, président de la Chambre nationale des promoteurs et constructeurs agréés de Côte d’Ivoire, l’incapacité des promoteurs immobiliers de relever le défi expliquerait le désordre rencontré dans le milieu.
Quid des matériaux de construction ? Selon A. Dembélé, entrepreneur en bâtiment, il existe aujourd’hui une multitude de matériels de construction sur le marché. « Vous en trouvez de toute sorte. Du haut de gamme et du bas de gamme. En fonction de vos moyens, vous vous en procurerez pour tous les prix selon la qualité. Or en matière de construction, vous ne pouvez pas tricher. Si vous optez pour la qualité inférieure, vous devez savoir que ce matériel ne tiendra que pour quelques mois», fait-il savoir.
Pour Charles K., surveillant d’un chantier à Abobo N’Dotré, la qualité des briques et le dosage du ciment sont des facteurs importants qui concourent à la solidité d’un bâtiment. « Souvent à l’œil nu, vous remarquez par vous-même sur certains bâtiments que le dosage n’a pas été bien fait. Vous voyez des grains de sable s’en détacher au moindre frottement. C’est pourquoi, vous voyez des immeubles, à peine construits, se fissurer les semaines qui suivent», informe-t-il.
En matière de construction, le fer à béton constitue un élément essentiel. A en croire, un défenseur des droits de l’Homme, qui a investigué sur ce matériau utilisé dans la construction, il y aurait trois qualités de fer sur le marché. « Il y a la très mauvaise qualité, la mauvaise qualité et la bonne qualité », confie Diaby Issiaka, président du Collectif des victimes d’atteinte aux droits de l’Homme.
Selon le défenseur des droits de l’Homme, suite à des prélèvements effectués par le ministère de l’Industrie, grâce à leurs actions, six entreprises sur un échantillon de 12 ont été épinglées comme fabriquant du faux fer à béton. « Nous avons demandé que des sanctions soient prises contre ces entreprises », affirme-t-il. Mieux, son organisation a porté plainte contre deux entreprises de fabrication de fer à béton. «Au départ, nous nous sommes intéressé à deux entreprises contre lesquels nous avons porté plainte. Mais nous avons demandé, dans notre plainte, au procureur d’étendre les enquêtes à toutes les entreprises de fabrication de fer à béton», situe-t-il. L’affaire est, à ce jour, pendante devant les tribunaux.
Face à la récurrence du phénomène des effondrements d’immeubles, la direction du guichet unique du permis de construire (GUPC) a rendu désormais obligatoire le contrat de contrôle pour toute construction de bâtiment d’au moins R+2 afin de l’endiguer. Cette mesure est entrée en vigueur depuis fin avril 2020. Sera-t-elle suffisante ?
Rahoul Sainfort
Encadré 1 : Rôle de quelques acteurs dans le processus de construction d’un bâtiment
1-Guichet unique du permis de construire (GUPC)
Son rôle est de : Recueillir, vérifier et traiter les demandes de permis de construire ; Mettre en place un système de traitement électronique des actes constitutifs de la demande du permis de construire ; Procéder à l’instruction du dossier en vue de la délivrance du permis de construire ; Soumettre à la signature du ministre en charge de la construction ou du maire le projet d’arrêté du permis de construire
2-Brigade de contrôle
La brigade de contrôle est un organe autonome rattaché au cabinet du ministre de la construction qui a pour mission de veiller au respect des lois en matière de construction, de coordonner et suivre les antennes de procéder aux démolitions et remises en état des lieux. Lors de la visite des chantiers, la brigade demande le permis de construire, s’il est inexistant une mise en demeure des travaux est faite. Lorsqu’elle constate la poursuite des travaux en dépit de la mise en demeure d’arrêt des travaux, le PV de constat de poursuite des travaux est donnée. Et lorsque la situation n’est pas résolue, elle procède à la démolition.
3-L’Office national de la protection civile (ONPC)
L’office accompagne le ministère de la Construction dans la mise en œuvre du projet de construction. Il vérifie dans l’avant-projet la conformité du plan à la réglementation sécuritaire notamment en matière de sécurité-incendie. Lorsqu’il fait le constat d’une construction qui ne répond pas aux normes ou qui se trouve dans une zone à risque, il informe le ministre.
Encadré 2 : Documents relatifs à la construction d’un bâtiment
Les documents relatifs à la construction d’un bâtiment sont : Un titre de propriété ; Un extrait topographique ; Une demande de permis de construire ; Photocopie CNI ; Un Certificat d’urbanisme ; Une vue en plan du bâtiment et les façades ; Une coupe du bâtiment ; Un plan de masse ;Un devis descriptif ; Un plan d’assainissement ; Un plan de fosse septique (en cas d’absence de réseau d’assainissement) ; Notice de sécurité incendie ; Prescriptions sécuritaires (avis technique) de l’ONPC ; Plan de structures du bâtiment ; Soumission au contrôle technique ; Les rapports d’études des sols ; Les avant-projets sommaire et définitif ; Les documents techniques du projet en vue de l’établissement du rapport initial de contrôle technique.