Tout le monde sait que l’esclavage et la colonisation ont sévèrement démantelé l’identité des noirs africains. Il n’y a qu’à faire un tour à Gorée, par exemple, pour s’informer, à la source, des cruautés plus que sauvages subies par des Africains n’ayant fait de mal à personne ! Il y a même eu un « code noir » (qui était du droit) où l’esclave, dépouillé de son identité, est assimilé au « mobilier de maison ».
Aux premières heures des indépendances des ex-colonies d’Afrique, la priorité aurait été la restauration de cette identité perdue ! L’identité comme socle fédérateur est un préalable au développement quel que soit le pays ! La preuve, la France, ancienne métropole de plusieurs de ces ex-colonies, a commencé son ancrage identitaire par l’école, en y introduisant la langue française (langue maternelle de la plupart des Français) comme langue d’enseignement.
I – L’IDENTITÉ FRANÇAISE À PARTIR DE L’ÉCOLE
La France a bâti son identité bien avant la révolution de 1789. En France, le « nationalisme éducatif » l’a emporté sur le « libéralisme éducatif » et en avril 1762 le parlement de Paris ordonne la fermeture des collèges des Jésuites. L’année suivante (1763), Louis René de la Chatolais, procureur général du parlement de Bretagne, publie « l’essai d’éducation nationale » où l’on pouvait lire :
« Comment a-t-on pu penser que des hommes qui ne tiennent point à l’Etat, qui sont accoutumés à mettre un religieux au-dessus des chefs des États, leur ordre au-dessus de la patrie, seraient capables d’élever et d’instruire la jeunesse d’un royaume ? L’enthousiasme et les prestiges de la dévotion avaient livré les Français à de pareils instituteurs (…). » La Chatolais (dans Sandrine Bathilde et Jean-Marie Tramier, 2007 : 16)
Comme on pouvait s’y attendre, le 09 mars 1764, la compagnie de Jésus est officiellement expulsée du royaume de France. C’est le triomphe du « nationalisme éducatif ». Le latin, langue internationale de l’époque sera remplacé, dans les classes, par la langue nationale : le français. Et le ministère de l’Instruction publique va devenir le ministère de l’Education nationale. A l’origine de l’école française se trouve ce « nationalisme éducatif » qui l’a enraciné dans sa culture propre ! (Voir l’excellent ouvrage collectif, « Histoire de l’Éducation nationale de 1789 à nos jours … » de S. Bathilde et J.-M. Tramier, publié chez Ellipses Édition en 2007).
Ces auteurs (S. Bathilde et J.-M. Tramier) insistent pour dire que ce « nationalisme éducatif » constitue, jusqu’à aujourd’hui, le socle identitaire de l’école française et partant de tout le peuple Français, étant donné que l’école est le laboratoire de la société !
Pour signifier que ce socle identitaire est le même jusqu’à nos jours, les auteurs S. Bathilde et J.-M. Tramier martèlent :
« L’architecture générale (de cet édifice) ne sera jamais fondamentalement remise en cause ! » (Op. Cit., p. 05).
Eh oui, l’école française est toujours aussi ancrée dans sa culture autochtone qu’elle ne l’a été il y a plus de deux siècles et le socle identitaire issu de cette école demeure le même : l’attachement à la nation comme priorité !
II – LES ÉTATS-UNIS
Toute l’histoire des États-Unis repose sur une matrice religieuse tenace.
« Les Pilgrim Fathers (les Pères Pèlerins) ont vécu les États-Unis comme leur terre promise, un nouvel Israël, et un contrat signé avec le « Très haut » pour faire régner la justice divine, d’abord en Amérique et maintenant dans le monde …»[1]
La découverte de l’Amérique par les pèlerins anglais était, pour ce peuple, l’œuvre de la volonté de Dieu. L’Amérique est pour eux comme une terre promise.
Par conséquent, ils se considèrent comme chargés d’une mission de messie pour toute la planète. Plus de 54% des Américains déclarent que la religion tient une place très importante dans leur vie alors qu’en France, en Angleterre, en Allemagne et en Belgique par exemple, il n’y a que 15% ! Plus de 140 millions de personnes aux États-Unis déclarent assister aux offices religieux le dimanche. La matrice religieuse est le socle identitaire des États-Unis. Georges Bush, lors de la campagne électorale de 2000, a choisi Jésus-Christ comme l’homme qu’il admirait le plus au monde (Larry Portis, 2004).
Ainsi, les États-Unis forment un pays foncièrement religieux depuis son origine avec les Pilgrim Fathers (Les pères pèlerins) jusqu’à aujourd’hui.
Une forte majorité des Américains (72%) croit dans le pouvoir des anges et dans l’œuvre maléfique de Satan (65%). La plupart des Américains vont à l’église au moins quatre fois par semaine (John G. Mason, 2004). Il y a donc aux États-Unis une matrice religieuse très puissante qui constitue leur socle identitaire : l’identité de peuple élu pour sauver l’humanité !
Ainsi la Constitution américaine, comme la parole de Dieu, n’a jamais véritablement changé. Elle est sacralisée. Elle constitue un acte de foi (Daniel Lazare, 2004). C’est sur ce socle identitaire que se sont développés et continuent de se développer les États-Unis.
III – LE JAPON
Le Japon a su protéger, dans une certaine mesure, son identité. Écoutons Fay Chung :
« … les Japonais étaient tout à fait conscients de la nécessité, pour leur survie même en tant que nation, d’assimiler les mathématiques, la science et la technologie de l’occident, tout en rejetant la culture et les valeurs sociales. Non sans arrogance, ils affirmèrent la supériorité de leur langue, de leur littérature, de leur culture et de leur religion, qu’ils préservèrent jalousement. Dans le même temps, avec une humilité tout aussi déterminée ils entreprirent d’imiter la science et la technologie occidentale, et même plus tard de les surpasser. »[2].
Le Japon a jalousement préservé son patrimoine culturel pour ne prendre de l’occident que ce dont il avait besoin pour son développement. On assiste à une ouverture sur l’autre mais aussi et surtout à un enracinement culturel dont les résultats sont aujourd’hui patents.
Pourquoi la France, les États-Unis, le Japon, etc. reposent sur un socle identitaire inébranlable ? Parce que « aucun pays ne peut se développer sans ancrage identitaire ».
IV – QU’EN EST–IL DE L’AFRIQUE ?
La même Fay Chung (Ancienne ministre de l’éducation nationale de ZAMBIE) répond :
« Dans les pays autrefois colonisés, comme ceux de l’Afrique subsaharienne, la langue et le modèle éducatif de l’ancienne métropole ont été superposés à une culture et à un ou plusieurs types d’éducations traditionnelles. »[3].
La Côte d’Ivoire n’a pas suivi l’exemple de la France. Bien qu’elle ait choisi, par exemple, la même dénomination de « Ministère de l’Éducation Nationale «comme la France, elle n’a malheureusement pas cherché à maîtriser le contenu que la France a bien voulu donner à ce syntagme.
IV- 1 Le départ raté de l’école ivoirienne
Les autorités ivoiriennes, dès les premières années d’indépendance, annoncèrent l’objectif de scolarisation à 100% :
« En 1960, le ministre de l’éducation nationale affirmait avec assurance : « Dans dix ans, tous les jeunes ivoiriens seront scolarisés » » (Paul Désalmand, 2004 : 318).
En 1971, soit 11 ans après la promesse ministérielle, la scolarisation totale de la classe d’âge de 8 à 11 ans est envisagée pour 1986 dans le plan 1971-1975. Mais les plans qui ont suivi, (1976-1980 et 1981-1985), ne portaient plus aucune mention de date pour la scolarisation à 100% ! Les différents plans, comme on le voit, avaient échoué et la dégradation de l’école ivoirienne était déjà entamée ! Au démarrage, elle battait déjà de l’aile, empestée dans des plans sans modèle ! Pire encore, les principaux objectifs assignés à l’école ivoirienne, de 1960 à 1975, ne pouvaient qu’aggraver le malaise initial.
Objectifs de l’école ivoirienne de 1960 à 1975 :
- [4].
A l’opposé du Japon, qui avait ouvertement opté pour la maîtrise des sciences et techniques occidentales tout en préservant avec soins sa culture, il fallait pour la jeunesse ivoirienne une formation scientifique et technologique sommaire comme l’indique le troisième objectif. On voit que le déni de la science était bien inscrit dans les principes fondateurs de l’école ivoirienne. C’est dans ce même « vide scientifique » qu’on avait promis la scolarisation à 100% dans un délai de dix ans après les indépendances. De report en report, les autorités ivoiriennes durent se rendre à l’évidence que cet objectif (la scolarisation à 100%) ne pouvait être atteint sans une refonte complète du système ultra élitiste hérité de la colonisation. Le Projet de l’Enseignement Télévisuel (PETV) devrait alors relever un double défi : révolutionner le système colonial et réaliser l’objectif de la scolarisation à 100%.
Mais, Paul Désalmand résume assez bien la périlleuse aventure de l’Enseignement Télévisuel (PETV) en Côte d’Ivoire:
« Le Projet de l’Enseignement Télévisuel (PETV) souffrit beaucoup de voir sa production, pendant la période de lancement, dépendre d’une population d’expatriés pleins de bonne volonté, mais qui ignoraient tout des réalités africaines, et ne firent pas toujours preuve de l’ouverture d’esprit nécessaire. Même ceux qui sentaient la nécessité d’une telle découverte n’eurent pas le loisir de s’y consacrer avant de se mettre à la tâche, tant les exigences du calendrier étaient pressantes. Ils durent, à peine arrivés, se mettre à la confection des documents écrits ou des émissions, ce qui explique certains décalages culturels. (…). Il est donc difficile d’affirmer que ce projet était une véritable émanation de la société ivoirienne. » (Paul Désalmand, 2004 : 348-349).
La plus audacieuse réforme éducative que la Côte d’Ivoire ait connue « s’est finalement perdue dans les sables » à cause, entre autres raisons, de l’absence d’une étude sérieuse du milieu ivoirien aux fins de mettre au point un système d’éducation adapté à la culture locale. Et depuis, c’est une avalanche d’échecs :
Et la débâcle continue ! Selon l’ex-Président Laurent Gbagbo (2009 : 69), ce sont 500 000 jeunes que l’école ivoirienne déverse dans la rue chaque année sans la moindre qualification. C’est horrible !
Il est grand temps de bâtir pour la Côte d’Ivoire une école conforme aux exigences d’un véritable système éducatif. Quelles sont ces exigences dont l’ignorance a projeté l’école ivoirienne dans l’abîme dès ses premiers pas ?
IV – 2 L’école ivoirienne : une structure flottante !
L’école ivoirienne est le résultat d’un mélange de frustration et d’admiration. Frustrés de n’avoir pas eu accès à la vraie école française, l’indépendance a été pour Félix Houphouët-Boigny et ses compagnons, l’occasion rêvée d’implanter chez eux ce qui leur avait été longtemps interdit : l’école française, la vraie école française, toute l’école française ! Il fallait installer, sans calcul, ce qui pour eux représentait le « modèle » de culture et de civilisation. D’ailleurs l’une des grandes revendications des syndicats et partis politiques à cette époque était l’égalité d’accès à la culture (culture française s’entend !). Le journal Le Démocrate, quotidien du PDCI-RDA, revendiquait ouvertement cette égalité :
« La culture est une conquête. Nous devons lutter pour nous instruire, pour instruire nos enfants. Nous devons les envoyer nombreux dans les écoles métropolitaines. (…). Personne ne peut nous obliger à rester ignorants. » Ouézin Coulibaly (dans Paul Désalmand, 2004 : 118).
Mais le Président Houphouët était aussi un admirateur inconditionnel de la culture française. Marie Miran (2006 : 146) reprend certains de ses propos :
« J’ai bu aux sources les plus pures de la culture française. J’en ai gardé une soif éternelle »disait le Président Houphouët.
Il n’y a donc pas à s’étonner de voir l’école française servir de « modèle » à celle de Côte d’Ivoire !
« Le système scolaire mis en place (en Côte d’Ivoire) dans les années qui suivent la seconde guerre mondiale, complété, après la loi cadre, par la création d’un enseignement supérieur, et maintenu jusqu’à nos jours, demeure, dans les grandes lignes, quasiment identique au système français. » (Paul Désalmand, 2004 : 294).
L’admiration l’a emporté sur la réflexion, l’émotion sur la raison ! Et l’école ivoirienne n’est qu’une structure flottante sans le moindre enracinement identitaire ! Au lieu de faire comme la France qui, très tôt, a opéré un ancrage identitaire de son école, nous nous sommes contentés de la « photocopier ». Et pourtant, l’identité ne se délègue pas, le cerveau ne peut fonctionner par procuration. Aucun autre cerveau ne peut fonctionner exactement comme le nôtre et, encore moins, à sa place ! « I’m me, I’m free » disait David ICKE.
L’enracinement dans la culture autochtone est une exigence incontournable pour tout système éducatif. La source de la débâcle éducative, en Côte d’Ivoire, se trouve principalement dans l’ignorance quasi-totale des exigences scientifiques d’un système éducatif. L’école ne s’importe pas, elle se construit à partir des réalités socio-culturelles du pays concerné comme l’a si bien révélé Émile Durkheim le père de la sociologie moderne :
« Les institutions ne s’établissent pas par décret, mais elles résultent de la vie sociale et ne font que la traduire au-dehors par des symboles apparents. » Émile Durkheim (dans Sophie Boutillier & al., 2009 : 12).
En expulsant les maîtres Jésuites et en remplaçant le latin par la langue française dans les classes, la France nous a montré le chemin. Il fallait, comme elle, enraciner notre système éducatif dans nos réalités culturelles. Au lieu de cela nous nous sommes contentés de « photocopier » l’école française des années 60. Et comme toute photocopie est vouée à la dégénérescence, la débâcle éducative de la Côte d’Ivoire ne fait que s’amplifier ! L’école ivoirienne cumule les deux maux les plus préjudiciables à tout système éducatif :
L’école ivoirienne pâtit de ce déséquilibre sévère qui l’a réduite à une bâtisse sans fondation. Que faut-il enseigner ? Comment l’enseigner ? Pour réaliser quel idéal d’homme ? Il n’y a aucun projet pédagogique pour donner à ces questions les réponses scientifiques qu’elles méritent. C’est pourquoi le Président Ouattara a annoncé depuis 2012 que :
« L’objectif global, plus ambitieux, est une rénovation en profondeur de tout notre système éducatif, pour le rendre plus adapté à nos réalités et au marché du travail. »(Le Président Alassane Ouattara – Frat-Mat, mercredi 08 août 2012, p. 04).
Il y a urgence à réaliser cette rénovation en profondeur annoncée depuis 2012 ! Il y a aussi urgence à réparer ce déséquilibre criard entre l’enracinement et l’ouverture tant à l’école que dans la société ivoirienne elle-même, afin de bâtir pour la Côte d’Ivoire un socle identitaire conforme à son histoire et à ses réalités.
André DÉAZON
Enseignant à la retraite
Écrivain scientifique, membre du BURIDA
Auteur de la Pédagogie Capacitaire
[1] Debray Régis cité par Liberman Jean in Démythifier l’universalité des valeurs américaines, conçu par Liberman jean L’aventurine, Paris, 2004, pp. 22-23.
[2] Fay Chung in L’éducation, un trésor caché dedans, rapport à l’Unesco, commission internationale sur l’éducation pour le 21ème siècle présidée par Delors Jacques, éditions Odile Jacob, Paris, 1996, p. 241.
[3] Delors Jacques in L’éducation, un trésor caché dedans, rapport à l’Unesco par la commission internationale sur l’éducation pour le 21èmesiècle présidée par Delors Jacques, éditions Odile Jacob, Paris, 1996, p. 56
[4] Ministère de l’éducation nationale de Côte d’Ivoire, Rapport du Séminaire de formation des concepteurs de curricula, Abidjan, septembre-octobre 2002, p. 03.